
… Lilas comprend, David cligne de l’œil et poursuit :
– Alors, revenons à nos moutons ! Boutros : il t’a appris quoi, raconte ?! Lilas, rêveuse, enchaîne :
– Il m’a appris qu’il est beaucoup plus intéressant d’aller à la messe tranquille de neuf heures le dimanche qu’à la messe de midi ! Qu’il est beaucoup plus énergisant de passer la journée à la vallée près du ruisseau, qu’en avion ou au bureau à préparer des communications et des réunions. J’ai découvert qu’il est plus agréable de veiller avec lui, son oud ou son nây et avec Oum Ghassan sous ma vigne à la lumière des étoiles le samedi soir, que d’accueillir les délégués des Nations Unies et les accompagner aux cocktails. Et Oh ! Que c’est magique de les écouter tous les deux chanter hawwil ya ghannam hawwil et namit emmi aa bakkir, beaucoup plus confortable que de faire la file pour assister à un récital de Josh Groban ou de Céline Dion. Salma et Boutros m’ont appris que Feyrouz, Farid El-Atrache, Gebran Khalil Gebran et Mikhaîl Nouaimeh étaient de loin plus créatifs et plus humains que Steve Jobs et Bill Gates !
– Ouf, tout ça ? !
– Et encore, que le taboulé de mon potager est bien meilleur et de loin plus délicieux que le caviar high grade que tu offres précieusement à tes personnalités ! Lilas lui donne une tape sur l’épaule en souriant, David rit :
– Humm, pour le taboulé, j’avoue, le tien est le meilleur au monde, tout ce que je goûte en toi est meilleur que toute autre chose ! Il sirote sa boisson et fixe les fenêtres,
– Un autre talent qui s’ajoute à ton profil ? !
– Quoi ? Les fleurs ? Ben oui ! Boutros m’a appris. Tu me sous-estimes on dirait ! Tu sous-estimes mon pouce vert. Regarde donc nos dahlias, les géraniums, les jasmins odorants, les orangers, les lauriers, le persil vert et la menthe, la tomate cerise, je te préparerai un bon taboulé ce soir, tout est fraîchement cueilli de mon potager, tu verras et puis écoute mes oiseaux, c’est mon petit paradis ici ;
– Tes oiseaux ? ! Haha, pas encore ! Ornithologue aussi ! Ah c’est pour ça que ce pauvre livre sur les oiseaux libanais traîne à la cuisine, il commence à sentir les oignons et la menthe, en plus ! Et tu mènes une recherche sur les dernières espèces d’oiseaux qui luttent encore pour leur survie au Liban ?
– Au Liban, il n’y a que des oiseaux en fait !
– Comment ça ?…
– Ne vois-tu pas ? Nous les Libanais, aurions-nous autre que des ailes migratrices ? !
– Mmm ! Mais nous revenons toujours !
– Ben, je l’espère !
– Le savais-tu que ces oiseaux naissent dans une trentaine de pays européens, ils traversent dans leur migration une quinzaine de pays africains, ils passent donc en moyenne dans 45 pays. Mais ils ne sont tués qu’au Liban, j’ai lu ceci récemment, un article scientifique de M. Owaygen ; de plus, quatre-vingt-dix pour cent des oiseaux chassés au Liban sont d’espèces protégées par des lois en Europe !
– Oh mon Dieu !… Mais ma Lilas, je ne vois pas de cage ici, c’est quoi tes oiseaux ? Des canaris ? Que tu nourris avec des graines ? Un couple d’amoureux ? Qui chante pour toi le matin pour te réveiller ?
– Ils chantent pour moi, bien sûr. Mais encore, erreur !
– Quoi ?
– Des canaris, tu te rapproches. Mais non.
David attend, puis lance :
– Couple d’amoureux ? Où est la cage ?
– Eurêka ! Des rossignols. Mais aucune cage. Pas de cage. Mon David, pas de cage !
David fronce les sourcils.
– Me verrais-tu jamais, moi, enfermer des oiseaux dans une cage ? Jamais. Ils sont là tout près et je les ressens. Je n’ai pas besoin de les enfermer pour les aimer.
– Foutaises !
– Foutaises ? Je te jure ! Nul besoin de cage ni de barrières pour les savoir proches. Ils savent que je les adore, ils sont fidèles, ils reviennent me visiter, j’attends qu’ils me réveillent à l’aube, et ils le savent aussi. Penses-tu qu’ils m’aimeraient plus si je les enfermais, qu’ils chanteraient mieux ou plus fréquemment si je les déposais derrière des barrières ? Au contraire ! Nous les écouterons ensemble demain matin, mon amour. Nous écouterons leur amour libre, et le nôtre.
– Mmmm, pas de cage, pas de cage… Ouf Lilas !
Tout en sirotant son vin, David ferme les yeux et réfléchit, puis ajoute :
– Mais n’as-tu pas peur qu’ils s’enfuient un jour ? Qu’ils partent ? Vers de nouveaux arbres, vers d’autres vignes que les tiennes ? Qu’ils aillent gazouiller pour les autres ?
– Fuir, fuir, partir, partir, quitter, pourquoi cette obsession, cette possessivité, cette crainte ? Pourquoi aurait-on peur ? Ce monstre qui vit en nous et qui s’appelle attachement, possession !
– N’as-tu pas peur de les perdre ? Ne ressens-tu pas le besoin de les savoir proches, continuellement ? De les posséder ?
– Oui je le ressens, mais non je n’ai pas peur. C’est comme laisser les autres choisir de nous aimer ou pas, chanter pour nous ou pas, gazouiller pour nous ou pour les autres… les laisser respirer, vivre. La liberté, on est tous né avec, êtres humains, enfants, oiseaux, arbres, tigres, fourmis… le retour de l’autre et sa fidélité viennent tous seuls, naturellement, sinon, ce n’est pas le vrai amour ! Trop attacher, trop vouloir posséder nuit à l’amour ! Il faut laisser l’autre choisir, décider et au pire, partir…
Lilas regarde au loin, les lueurs du soleil se font tendres et rouges… elle poursuit :
– Oui, il faut laisser l’autre choisir, décider et au pire, partir, s’il revient, c’est qu’il nous aime vraiment, sinon, tant pis. Mais il faut le laisser choisir, et peut-être changer de pays.
Lilas le fixe, puis se retourne et contemple le ciel. David est pensif.
– N’est-ce pas merveilleux, David ? Regarde combien de parents libanais ont laissé leurs enfants partir ! Sauf qu’il est plus difficile pour un arbre de se déraciner et immigrer que pour un homme, et qu’il est de loin plus compliqué pour une marguerite de dire à son arbre amoureux: tu m’as trompée avec cette pute de dahlia, je te quitte, je m’en vais, je ne reviendrai plus !
Il la serre par les épaules et éclate de rire…
– N’est-ce pas merveilleux, mon David ? De constater finalement que l’être humain et les oiseaux sont identiquement chanceux d’avoir des ailes… pour pouvoir dire : je quitte, je fais ce que je veux, je m’envole… je vole…
(Le lilas de David, 2015) Pour en savoir plus sur mes Romans
