
Parution – Mai 2020
2020, (16 avril), Montréal, Canada
« Qui ? Moi ? Mais non !! Je n’ai rien fait ! Je me suis propagé un petit peu, j’ai testé leurs compétences, leur solidarité, leur humanisme; j’ai vu paniquer les idiots, j’ai écouté piailler les politiciens, j’ai observé les profiteurs, les commerçants et les charlatans, j’ai vu courir à droite et à gauche les médecins, les pauvres infirmières et les scientifiques… Haha! Rien de plus facile pour ébranler leur monde… Quelle fragilité !! Toutes mes excuses, Humains de l’an 2000, mais, malgré vos inédites percées et vos technologies poussées, vous me décevez, vous me dégoûtez, putain ! Et vous, les leaders, les organisations mondiales, les firmes pharmaceutiques, vous êtes tous à ma merci, bien que vous essayiez de tout gérer, de réorganiser les choses, d’en profiter, ou de comploter en silence, je vous tiens ! »
Leyla sursaute soudain.
Saisissant son téléphone cellulaire dans un large bâillement, elle émet un gros gémissement.
– Allo chéri, bonjour,
– Bonjour, il est midi quand même, je ne voulais pas t’appeler et te réveiller, tu me manques… tu vas bien ? Bien dormi ?
– Tu aurais dû me réveiller, mon amour ! Devine qui j’ai vu dans mon rêve, plutôt cauchemar !
– Je t’avais dit de laisser le coffret de ta tante tranquille, tu n’arrêtes pas de lire ses mémoires d’outre-vie !
– Mais non ! J’ai arrêté de lire…
– Alors ? Qui est-ce qui est apparu dans ton cauchemar ? Dis-donc, ton boss du télétravail ? Tes parents ?
– Non, le Covid-19…
1970, Zahlé, cœur de la plaine de la Békaa, Liban
La naissance de Omar est calme et agréable comme une brise de printemps. Son père, Philippe Haddad, viticulteur et originaire de Kefraya, est au sommet du contentement. Il court se procurer du baklava et des douceurs à offrir à la famille, aux amis et aux voisins. Sa mère Leyla est aussi heureuse, mais trop malade.
Large front, menton volontaire, nez délicat, Omar hérite de la frange brune et lisse de ses oncles maternels de Deir El Qamar et de la peau bronzée de sa grand-mère paternelle de Zahlé. Il doit tout aussi naturellement hériter du prénom « Omar » , puisqu’il concrétise assez étrangement « le portrait craché » de Omar Sharif — surnom de Michel Chalhoub, fameux acteur originaire de Zahlé : un Omar bien célèbre qui sillonne les grands écrans de l’Égypte et du globe depuis les années 1950. Le bébé avait « ses lèvres charnues, ses grands yeux bruns luisants et son charme irrésistible » : faits d’ailleurs scientifiquement confirmés, depuis les premières minutes du premier jour de sa vie, lorsqu’il cracha le premier cri dans la face de la première diseuse de bonne aventure qui vint visiter la famille. Ce fut elle donc la première à certifier cette réalité, suivie des mamans, cousines lointaines, cousines proches, belles-sœurs, amies, sœurs religieuses, voyeuses, voisines, et grands-mamans; elles se mirent toutes d’accord, criant à l’unanimité: « Omar, bien sûr ! » en ignorant la menue dame au coin qui proposa soudain le prénom « Doctor-Zivago ».
Et c’est ainsi qu’Omar fut nommé « Omar ».
Cependant, depuis la naissance de Suzanne, dix-huit mois et six jours auparavant, la santé de la maman Leyla allait de mal en pire. Bien qu’elle se sentît un peu plus fière et motivée suite à l’accouchement de son beau petit prince charmant, le destin voulut qu’elle faiblisse encore, ne pouvant plus combattre une maladie sans nom. Aucun diagnostic d’aucun médecin ne pouvait la guérir, ni miracle de Saint-Charbel, ni miracle de Saint-Élie, ni de Saint-Antoine, ni de Sainte-Rita, ni de Sainte-Marie elle-même (que Dieu nous pardonne). On les tenta tous et toutes, sous toutes leurs formes, sur tous leurs autels et dans tous leurs couvents, en vain. Néanmoins, il fallait quand même le leur reconnaître : Leyla arriva à survivre pendant cinq ans supplémentaires, seulement grâce à ces saints et à sa foi, avant de partir définitivement d’un gentil « nouveau cancer » du foie, comme on rentre chez soi après un long et accablant discours d’un « nouveau » politicien libanais.
Avec Suzanne et ses poupées, le bébé Omar, devenu homme trop rapidement, endura silencieusement l’absence d’une mère pour s’attacher à une terre natale aussi tendre. Le papa, décrochant un emploi stable au Château Kefraya — producteurs de vins célèbres — continua à assurer à ses deux enfants une vie plus ou moins paisible, mais sans ressources financières importantes, à Zahlé. Bien qu’entourés des précieux soins « immaternels » de plusieurs tantes et amies attentionnées, tous les trois ne purent jamais oublier Leyla…
Mais ceci, c’était avant la guerre.
Ville du vin et de la poésie, capitale du gouvernorat de la Békaa et quatrième plus grande ville du Liban, Zahlé fait partie des Villes créatives de l’UNESCO depuis 2013. Elle constitue un centre touristique, économique et administratif important de la Békaa. Avec des activités industrielles, commerciales, des services et des loisirs, la ville accueille des tribunaux, des hôpitaux, des collèges techniques et des centres universitaires régionaux. Sans oublier sa cinquantaine de poètes, artistes et écrivains, Zahlé est surtout reconnue comme un lieu de détente et de villégiature familiale, en particulier pour ses nombreux restaurants à cuisine traditionnelle longeant la rivière El-Berdawni. Autour de Zahlé, sur les contreforts du Mont-Liban, les habitants font pousser de la vigne, des céréales, des fruits et des légumes.
1973, Alep, Syrie
La naissance de Yasmina (Jasmin), comme celle de Yessenia un an et demi plus tôt, est difficile, fougueuse et problématique. Après ses deux garçons Shafic et Shadi, la maman se voit dotée de deux belles filles, qui se ressemblent telles des jumelles. Toutes les deux ont des yeux châtains virant au vert olive, des cheveux brun clair bouclés et une peau dorée comme celle de pêches « que l’on n’ose pas croquer ». Nadia Khoury, chrétienne originaire de Zahlé, est aux anges, mais elle craint, à chaque naissance, que ses bébés héritent du « gros nez aquilin du papa, la sama7allah (que Dieu nous en garde) ». Quant au père Salim El Asmar, ingénieur, professeur et libraire sunnite aleppin, il raffole de ses bouts de chou. Sans toucher la peau ni examiner le nez, ni la bouche, ni les oreilles, il court prier à la mosquée, puis commander les plus larges plateaux de baraze’, de baklava et de nougats que ce petit quartier d’Alep ait jamais pu préparer. « Je nommerai ma seconde princesse Yasmina, comme les plus beaux jasmins d’Alep », criait-il à qui voulait l’entendre.
Les grands-mères font la fête, chantent, confectionnent du meghli (pouding au riz et aux épices) généreusement garni de graines de pin, de pistaches, d’amandes et de râpures de noix de coco. Elles distribuent les colliers de jasmin et déballent les trousseaux de tulle et de broderies. Les grands-pères tirent des coups de fusil dans l’air, signe de célébration, tout en offrant les confiseries sucrées et les chapelets de pierres précieuses…
C’était avant la guerre.
Alep était une ville de rêve, avec tant de beaux quartiers. Située dans le nord-ouest de la Syrie et troisième plus grande ville de l’Empire ottoman après Constantinople et Le Caire, Alep était la ville la plus peuplée du pays et du Levant avant l’arrivée de la guerre civile. Depuis le VIe millénaire av. J.-C., c’est l’une des plus vieilles métropoles à avoir été constamment habitée. Malgré son emplacement stratégique comme centre d’affaires liant la méditerranée à l’Irak (Mésopotamie), Alep commença à décliner après l’inauguration du Canal de Suez en 1869, car celui-ci dévia le commerce vers le littoral. Dans les années 1940, le principal accès à la mer fut perdu par le rattachement d’Antioche et d’Alexandrette à la Turquie, mais ces déclins n’ont pas empêché Alep de préserver son architecture médiévale et sa richesse traditionnelle, ni à se classer en 1986 au Patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO. Entre 1990 et 2000, une nouvelle croissance fut observée avant 2011, année où la région commença à subir les dures destructions, en particulier lors de la grande bataille d’Alep (2012-2016).
Depuis toujours, avant même qu’elle apprenne à marcher, Jasmin passait la majeure partie de ses étés à Zahlé, chez ses grands-parents maternels, accompagnée de sa famille. Et c’est à Zahlé durant l’été 1987 qu’elle rencontre Omar, dix-sept ans, de trois ans son aîné, étudiant, futur « membre actif » des Kataëb et fier de l’être (et plus tard milicien des Forces libanaises chrétiennes). Ils tombent amoureux et rêvent de se revoir l’été d’après, puis l’été d’après. Pour se rencontrer, ils attendent avec grande hâte la fin de l’année scolaire, les trêves des combats militaires ou des occasions aléatoires, notamment le mariage du fils d’un arrière-cousin commun à Zahlé, la cérémonie du baptême du fils de quelque député ou un festival de Najwa Karam, ou tout autre chanteur naissant, car ces artistes d’ailleurs, heureusement, poussaient comme des champignons… Été comme hiver, entre Zahlé et Alep, ils s’envoient des lettres chargées d’odeurs de jasmin et de fleurs d’oranger, d’amitié et d’affection. Quelques années plus tard, ils réussissent à organiser des promenades, des pique-niques en groupe et des soirées estivales musicales à Zahlé, rassemblant les jeunes du quartier.
Or les années 1980 et 1990 sont les plus coriaces pour le Liban. Les guerres civiles depuis 1975 causent des centaines de milliers de victimes et réussissent à déchirer le pays tout en balançant les dix-sept confessions d’un cessez-le-feu à un autre. Des combats qui, comme les bombardements, les attentats ou autres massacres, laisseront leur paraphe de sang sur chaque page de l’Histoire du Moyen-Orient…
Les forces armées syriennes, invitées depuis 1976 à aider le Liban dans sa quête pour la paix intérieure, interviennent à nouveau en 1983 contre l’OLP (Organisation de la libération de la Palestine) dans la partie ouest du pays. Elles arrivent à contrôler soixante pour cent du territoire libanais et occupent une position de force en face des milices. En 1989, l’accord de Taëf permet un retour progressif au calme. Israël continue à bombarder le sud du Liban, dans le but de limiter les avancées du Hezbollah ou « Parti de Dieu », un mouvement politique chiite libanais possédant une branche armée depuis 1982 et visant l’élimination de l’État hébreu. D’une part, considéré par certains comme une milice de résistance sacrée, le Hezbollah devient un peu trop vite une puissante organisation militaire de confrontation au Sud, et se prend siège principal au cœur de la Békaa. D’autre part, aussi puissante et bien structurée, la milice des Forces libanaises (FL) voit le jour. Issue des Phalanges du Kataëb, elle est vite reconnue comme un groupe armé chrétien fort. Néanmoins, les FL ne tardent pas à ressentir de majeures déceptions, après « la défaite » face aux invasions des druzes, des Palestiniens et des Israéliens au Mont-Liban, puis face à l’armée libanaise commandée par Aoun (1990 « Guerre d’élimination »).
Dans ce contexte instable et agressif, un soir de juillet 1991, et après deux nuits d’absence et d’inquiétudes, Shadi, le frère cadet de Jasmin est retrouvé mort, tué dans un petit boisé près des ruines de Baalbek, par deux coups de revolver. Les autorités n’ayant pas pu retracer l’assassin, ce meurtre se mua rapidement en « mystère ». Comme beaucoup d’autres cas « désespérés », il fut relégué à la catégorie des « affaires pseudo-politiques complexes et classifiées » : une raison de plus pour Jasmin de revisiter les lieux du crime et les alentours, car elle continua à investiguer seule cette affaire insensée et inexplicable. Malheureusement, 1991 arracha aussi aux El Asmar leur mère, car quelques mois après l’assassinat de Shadi, Nadia décéda d’une crise cardiaque, achevant de briser la famille.
La guerre qui éclate en Syrie en 2011 et les fous bombardements d’Alep font perdre à Salim El Asmar sa santé, sa librairie et son emploi de professeur, tout en causant de grands dégâts à sa maison, sérail ancestral. Diabétique et amputé de la jambe droite depuis son ancien accident de voiture, ce papa devait se réfugier au Liban, comme beaucoup de Syriens, pour chercher la sécurité et pour des soins hospitaliers mieux adaptés. À Zahlé, il est opéré et suivi par les meilleurs spécialistes, dont un cousin germain de sa femme Nadia, un neurologue connu, spécialiste de l’Alzheimer.
Si, dans ces circonstances tragiques de 2012, la famille de Jasmin décide de quitter définitivement Alep et de s’installer à Zahlé, Jasmin n’en demandait pas mieux. Bien qu’Alep lui manquât beaucoup, le plaisir de retrouver la maison de ses grands-parents maternels lui sera réparateur et l’espoir de revoir Omar représentera pour elle la croix du salut.
Mais, les années à venir seront-elles agréables ? Que réserveront-elles pour Jasmin et Omar ? Des retrouvailles, de nouvelles amours ou encore des déceptions ? Comment Leyla, la fille de Omar, réagira-t-elle après la découverte de la vérité ?
